Lettre ouverte au ministre de la Culture Jack Lang, parue dans Le Monde du 3/10/1981 sous le titre « Le génocide de la peinture »

Transcription en bas de page

Lettre au Ministre telle que parue dans Le Monde eu 3 octobre 1981

Monsieur Le Ministre,

Bien que, jour après jour, on apprenne qu’une structure de  » réflexion sur les arts plastiques  » vient de se créer, ou que tel ou tel  » chargé de mission  » vient d’être nommé aux affaires culturelles, il n’apparaît pas clairement que l’on prenne conscience du véritable génocide subi depuis des décennies par une des branches les plus prestigieuses de la création, la peinture.

L’écrit débouche sur l’édition ou la presse, sur le théâtre ou le cinéma ; la musique sur le disque, la cassette, le film, le concert ; l’architecture – ou ce qu’il en reste – s’exprime et se vend dans toute l’industrie de la construction ; le cinéma a la sienne propre, le théâtre est aidé par quantité de subsides. Certes, tout écrivain, tout musicien, tout architecte n’est pas assuré de vivre de sa création. Beaucoup traînent la patte, qui ne sont pas les plus dénués de talent. Mais les trains existent qui peuvent les véhiculer, à eux de les prendre au départ ou en marche. Bien entendu, ces différentes activités créatrices ont chacune ses difficultés spécifiques à l’intérieur de leurs marchés ou de leurs assistances, mais cela a du moins le mérite d’exister.

Seuls les peintres n’ont rien, ou presque. Taisons ce ridicule 1 % qui représentait, sauf erreur, voici quelque temps la somme honteuse de 200 millions de centimes, allouée au surplus par priorité – et c’est bien naturel en matière d’architecture – en majeure partie aux sculpteurs et aux mosaïstes. Restent les achats de l’Etat dont j’ignore le volume, sans doute aussi ridicule. Sauf lorsqu’il s’agit d’acheter  » le Tricheur  » de Georges de la Tour ou le portrait de Malatesta par Piero della Francesca, tableaux admirables, dont je me réjouis – comme citoyen – qu’ils soient entrés au Louvre.

Bref, les peintres sont morts ou, plus exactement, vivotent dans cette cabane pudique et dédaigneuse qu’on nomme  » les plasticiens « .

Certes, quand un producteur investit 20 ou 30 millions de francs dans un film, il le revend par fractions de 20 F dans un cinéma ainsi que l’entrepreneur de spectacles ou l’éditeur de livres ou de disques, tandis que les 10 000 F – par exemple – que vaut un tableau sont demandés en une seule fois : le mois entier d’un salaire déjà élevé. Le livre, le disque, la pièce ou le film coûtent et rapportent, le tableau coûte et ne rapporte pas. Ici, on vend l’original, ailleurs des duplicata.

Il faut aussi remarquer que toutes les activités créatrices et artistiques sont à la fois mouvantes et sonores, à travers quoi l’époque se reconnaît sans doute davantage que dans la peinture, immobile et silencieuse. Remarquez aussi que la peinture a perdu ce privilège, autrefois unique, de pouvoir fixer durablement un spectacle éphémère, d’où l’immense vogue de la photographie, qui agit plus vite,  » aussi bien  » et moins cher.  » Aussi bien  » ? Voire, mais c’est une autre histoire.

Il y a les expositions, dira-t-on. Mais dans neuf lieux sur dix, on entre gratuitement, et, si l’on faisait payer, personne n’y entrerait plus.

Restent les musées. (Je les aime passionnément.) Formidable et ignoble alibi. Car enfin, la gloire du Louvre, du Prado, de la Pinacothèque, du musée Beaubourg et prochainement du musée Picasso, de quoi est-elle faite sinon, avant tout, de la peinture? On vénère les tableaux – quand le fric les a revêtus de prestige, – on pisse sur les peintres. Pas sur ceux des musées : bonjour monsieur Rembrandt, mes respects monsieur Cézanne, mes hommages monsieur Picasso, mais merde à Van Gogh (un seul tableau vendu de son vivant), merde à Modigliani et Utrillo (qui troquaient leurs tableaux contre des verres de pinard) lorsqu’ils n’étaient pas encore reconnus, merde donc pour les Rembrandt ou les Cézanne de demain.

Veut-on que la merveilleuse peinture disparaisse parce qu’elle ne rapporte pas toujours et tout de suite de l’argent ? Serait-elle un de ces  » canards boiteux  » que l’on jette pudiquement à la poubelle en versant un pleur de crocodile ? La culture doit-elle être rentable ou suffit-il qu’elle existe en soi ? Qu’on le dise alors ! Et qu’on tranche la tête à tous les imbéciles obstinés qui continuent inlassablement à mettre de la couleur sur une toile, avec leur hareng et leur croûton de pain pour tout  » standing  » !

Honte, honte à cette pseudo-civilisation rongée par la bagnole, décomposée par le fric, pateaugeant dans ses machines à laver le linge ou la vaisselle, abrutie, décervelée par sa minable télévision !

Faites quelque chose, monsieur le ministre. Quoi ? Par exemple : prélever un petit pourcentage sur les ventes publiques de peinture (et uniquement de peinture), sur le commerce de la peinture (les marchands de tableaux, les galeries, les éditeurs et reproducteurs d’art, les fabricants de matériel et de couleurs fines, etc.), sur les musée (de peinture) – ce qui doit représenter des sommes assez considérables – et redistribuer à la peinture (et uniquement à la peinture) ce pourcentage par des canaux à définir. Par exemple encore serait-il absurde – ou injuste – d’imaginer une forme quelconque de participation volontaire, extrêmement, modeste (de l’ordre du franc) des contribuables qui, en retour, recevraient, par tirages au sort, les œuvres des peintres qui auraient été aidés ? Recevoir, peut-être, en échange d’un ou deux francs, un futur Cézanne, n’est-ce point attirant ? La peinture jouée au tiercé, pourquoi pas ? Il y aurait sans doute beaucoup d’autres idées à creuser et à mettre au point dans une concertation générale, comprenant – enfin – des peintres et, bien sûr, des gens d’imagination.

Ce sont là les réflexions d’un peintre qui se réjouit de la victoire d’une gauche qu’il appelle de ses vœux et de ses votes depuis trente ans et qui espère que Jack Lang lui pardonnera son franc-parler.

Réponse de Claude Parent ci-dessous :